Agriculture, care farming et théorie du care

Publié le par G

 

Qu'est-ce que le care?

 

 

Le « care » est un concept utilisé en sciences sociales, apparu assez récemment dans le paysage francophone (notamment en raison des traductions tardives des ouvrages de Carol Gilligan et de Joan Tronto, cf. infra). Cette notion se veut descriptive d'un ensemble d'actions et de dispositions relationnelles, politiques et morales relatives au soin, à l'attention, à la réparation et à la sollicitude. Selon la définition fournie par Bérénice Fischer et Joan Tronto:« Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend notre corps, nous-même et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. »1


 

Terme intraduisible, le care désigne donc un ensemble que seule la polysémie du terme anglais (à partir du verbe to care) est à même de parcourir. L'ouvrage de Joan Tronto « Un monde vulnérable », traduit cette année en français, constitue une approche assez claire du care, bien qu'à un niveau très conceptuel (Joan Tronto est philosophe).

 


 

Les activités liées au care n'occupent pas n'importe quelle place dans nos sociétés occidentales2. Elle sont l'objet d'une relégation qui prend plusieurs formes. La forme canonique est celle de la relégation vers le genre féminin (ce qui explique l'émergence historique des questions relatives au care dans la recherche théorique des féministes américaines), mais le care est également fréquemment relégué au sein de la sphère privée (on retrouve la thématique du travail domestique) et des groupes ethniques ou raciaux. Femmes de ménage, infirmières, éboueurs, manutentionnaires... sont autant de métier à la fois dévalorisés et relégués, dont l'importance est néanmoins cruciale.

 

 

Le care farming

 

 

Le care farming est, dans les pays anglo-saxons, un terme désignant les projets agricoles mêlant les usages sociaux et thérapeuthiques d'espaces comme des fermes ou des jardins. Les échelles de ces projets peuvent être très différentes (du « simple » jardin ornemental d'hôpital à des exploitations agricoles de plusieurs hectares) ainsi que les publics auxquels ils s'adressent (personnes âgées, mineurs délinquants, malades mentaux, handicapés physiques...). Leur point commun est d'utiliser le travail avec les végétaux ou les animaux comme support de soin et d'ancrage pour la pratique du travail social.

 


 

A l'échelle européenne, ces pratiques sont étudiées au sein du réseau Farming for Health (et du programme Social Farming), dont le site internet publie régulièrement (très souvent en anglais) des informations détaillées et des recherches en cours sur le sujet.

 

De qui (ou de quoi) se soucie-t-on dans les care farms?3

 

Un des aspects frappants dans l'expérience du care farming, sous ses différentes formes, est la mise en abîme qui semble apparaître entre des publics auxquels l'on prodigue une forme de soin, d'assistance et/ou de sollicitude et la fonction sociale de ces espaces, liés en grande majorité à la pratique de l'agriculture biologique, comme espaces de « préservation de l'environnement ». Le care envers les individus se trouve renvoyé, par écho, à la capacité collective de prendre en charge les questions environnementales.

La prise en charge écologique apparaît comme une activité de care (il s'agit bien, selon la définition cité plus haut de Tronto et Fischer, d'une action visant à maintenir, perpétuer et réparer notre « monde »), mais celle-ci a comme particularité de n'être pas totalement dévalorisée ni reléguée. Au contraire, les thématiques environnementales, sous différentes formes, apparaissent sur le devant des scènes médiatiques et politiques.

L'agriculture biologique, à la fois en tant que technique et manière d'envisager la pratique, apparaît comme une activité de care dans sa constitution historique (dès les premiers ouvrages de Sir Albert Howard4, de Rudolf Steiner5 et de Hans et Maria Muller, la recherche de nouvelles techniques de culture apparaît comme une nécessité face à une décadence et à une mise en danger des agrosystèmes et des écosystèmes par l'agriculture « chimique » et industrielle) ainsi que dans sa justification moderne dans le monde agricole6.

La pratique des care farms semble donc un jeu autour des cares, faisant se juxtaposer, s'entrecroiser et s'alimenter réciproquement les nécessité d'action sociale, thérapeutique et écologique.

 


 

Au sein d'un fonctionnement général dans les sociétés industrielles qui voit l'écologie, instituée comme valeur totale, vidée de son sens et réduite au principe de « développement durable », l'expérience des care farms, de par sa diversité, nous permet d'envisager un rapport transversal entre les nécessités d'ordre social (Comment se soucier d'autrui? Comment le faire dans une perspective d'émancipation? ) et les nécessités d'ordre écologique (Comment prendre en charge nos ressources?).

 

Photographies issues de la collection des 600 clichés de Pie Town (Nouveau Mexique) pris par Russell Lee durant la Dépression. Collection (ainsi que de nombreuses autres) visible sur le site de la Library of Congress. Un "retour à Pie Town", plus de soixante ans après le reportage photographique de Russell Lee est disponible sur ce site.


 

 

1Berenice Fischer et Joan Tronto, « Toward a feminist theory of caring » in E.Abel et M.Nelson (dir.) Circles of Care, 1990

2Cette constatation est commune aux auteurs travaillant sur ce thème, mais on peut toutefois citer Carol Gilligan et al. « Une voix différente: pour une éthique du care », Flammarion, 2008

3Référence au titre de l'article de Delphine Moreau dans la Revue Internationale des Livres et des Idées, septembre-octobre 2009, « De qui se soucie-t-on? Le care comme perspective politique ».

4Sir Albert Howard « Testament agricole », Vie et Action, 1940

5Rudolf Steiner, notamment : « Cours aux Agriculteurs », conférences données à Koberwitz, 1924

6Yvan Besson, « Une histoire d’exigences : philosophie et agrobiologie. L’actualité de la pensée des fondateurs de l’agriculture biologique pour son développement contemporain », Innovations agronomiques, avril 2009

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