Multifonctionalité, Complexité et Autonomie

Publié le par G

Multifonctionalité et complexité apparaissent souvent comme des complications. « Vous voulez faire trop de choses », « On ne peut pas courir deux lièvres à la fois », « Chacun son rôle ». Notre fonctionnement intellectuel et social regorge de dispositifs de défense contre les approches complexes et multidimensionnelles.

Pourtant, notre expérience de l’existence humaine est profondément marquée par cette nature multidimensionnelle. Le projet de séparation, de disjonction, de parcellarisation n’est-il pas finalement plus utopique?

Nous examinerons dans ce court article deux expériences de la complexité mises en actes et nous essaierons de nous poser la question du rapport au projet d’autonomie que développent ces deux expériences.

 

La néo-ruralité comme « retour à la complexité »

 

La ruralité a toujours été le siège d’une certaine polyvalence technique, certes parfois fantasmée et mythifiée, mais qui recouvre une réalité bien tangible. L’expérience de la néo-ruralité en France, sur son versant collectif/communautaire des années 70-80 et par son renouveau « alternatif » des années 90-20001, nous intéresse car il s’agit d’une expérience jalonnée de prises de conscience des écarts de connaissances à la fois techniques et culturelles notamment entre le monde de la « ville » et celui de la « campagne »2. Nombres d’expériences font la démonstration d’aventures autodidactes, plurielles, parfois brouillonnes, mais qui sont dans tous les cas l’expression d’une curiosité envers les possibilités infinies d’une vie plus autonome3.

 

Vignette extraite de "La Communauté" illustrée par Tanquerelle

Vignette extraite de "La Communauté" illustrée par Tanquerelle

Loin du constat naïf de l’originelle dureté des choses, les néo-ruraux découvrent bien souvent la complexité et la multidimensionalité en actes (il faudra tour à tour se faire météorologiste, agriculteur, maçon, éleveur, pédagogue, conteur…). Le point de vue importe beaucoup: pour certains observateurs cette complexité s’apparentera à un enchaînement ininterrompu de complications, pour d’autres à une richesse.

Dans toutes ces expériences, le lien entre multifonctionalité et autonomie est étroit. Bien souvent, il fut difficile, pour des raisons économiques et temporelles, de se lancer simultanément dans plusieurs activités, mais beaucoup d’expériences « installées » montrent un attachement à la diversification. On peut alors parler de « multifonctionalité », c’est à dire de l’accomplissement de différentes fonctions par une entité (la communauté, l’exploitation agricole, l’association, la coopérative…).

Tout comme le nombre de points d’appuis d’un objet augmente sa stabilité, la complexité d’un système peut avoir comme conséquence sa cohérence.

 

De l’autre côté de l’océan: la construction de l’autonomie par l’éducation

 

Les écoles « poly-techniques » mises en place au Mexique sont un tout autre exemple de cette autonomie en lien avec le processus dit de « capacitation intégrale ». Il s’agit de centres comme le CIDECI à San Cristobal de las Casas (Etat du Chiapas) ou le projet d’UniTierra à Oaxaca (Etat de Oaxaca) proposant l’ensemble de leurs enseignements sans hiérarchie a priori des savoirs: on y apprend aussi bien au cours de son cursus l’artisanat traditionnel que la fabrication des tortillas, l’utilisation de l’informatique, la sérigraphie ou les langues étrangères.

 

-CIDECI - Photo Flickr de Jose Armas-

-CIDECI - Photo Flickr de Jose Armas-

Le terme de « capacitacion » en espagnol renvoie à deux notions: celle, que nous comprenons aisément, de « formation » (professionnelle, intellectuelle…) et celle d’autonomisation (le terme anglais d’ « empowerment » serait peut-être plus juste). L’idée, au sein de ces complexes éducatifs, est de rendre capable les adolescents ou les adultes qui s’y rendent pour de stages de quelques mois à plusieurs années. A une écrasante majorité indigènes, pauvres et issus de communautés parfois éloignées les unes des autres, les jeunes et les moins jeunes qui vivent temporairement dans le centre y font également un apprentissage politique et social4.

 

-Bâtiment des "humanités" au CIDECI- Photo Jose Armas-

-Bâtiment des "humanités" au CIDECI- Photo Jose Armas-

 

Le terme « intégral » qui qualifie le processus de capacitation possède également un double-sens: celui de « tendant vers une complétude »5 et celui d’ « intégrateur », c’est à dire en recherche permanente de liens, de jonctions entre l’expérience propre et l’expérience de l’autre. Pour reprendre l’approche que développe Edgar Morin en introduction du premier tome de « La méthode »6, l’enjeu ici n’est pas tant d’enseigner une connaissance encerclant la totalité du monde en son sein, mais de produire un mode d’apprentissage en-cyclo-pédique, c’est à dire conscient du processus complexe sous-jacent (le « cycle » ici n’était plus le cercle, mais la boucle rétroactive, sans fin, servant de dynamique à la connaissance).

 

-Atelier de tissage au CIDECI - Photo Xibalba81

-Atelier de tissage au CIDECI - Photo Xibalba81

 

La multifonctionalité de l’espace du centre de capacitation est ici à la fois au service de l’autonomie individuelle (formation et autonomisation des personnes par un enseignement poly-technique et non réduit à une exigence utilitaire) et de l’autonomie collective (le centre est une communauté, sur le plan social mais aussi économique puisqu’un grand nombre de besoins sont accomplis par les membres du centre: autoproduction alimentaire, cuisine, autoconstruction…).

 

 

 

En guise de conclusion…

Ces deux mondes apparemment fort éloignés possèdent tout de même des points communs très intéressants, à mettre en lien avec notre projet de Jardin des 400 Goûts.

  • Ils sont tous deux marqués par un projet de transformation sociale. La palette des valeurs est bien évidemment étendue et certaines se trouvent en désaccord, voire en contradiction les unes avec les autres.

  • Ils sont expérimentaux, en ce sens qu’ils se risquent à l’erreur et à l’errance en réalisant un pari sur l’action. Mais ces erreurs et ces errances ne doivent pas non plus réduire nos visions des choses en compressant l’ensemble des alternatives, en France par exemple, vers les archétypes du ridicule, de la démesure et de la bêtise (sectarisme, extrémisme, refus d’ouverture…)

  • Ils s’incarnent physiquement dans des lieux dont la pérennité dépend à la fois de facteurs internes (la dynamique qui s’y déroule, la pratique de l’autonomie) et de facteurs externes (conflits, accès aux ressources, violence étatique ou para-étatique dans le cas mexicain…).

Notes

1 Ce découpage demeure très arbitraire, et la « néo-ruralité » correspond pour nous plus à une ré-invention de la ruralité que de la simple installation de citadins à la campagne. Le mouvement du Larzac montre par exemple l’importance pour des populations rurales de « vivre et travailler au pays ». L’expérience du plateau des Millevaches est également très instructive par l’invention permanente qu’elle suscite. Samuel Deléron, Michel Lulek, Guy Pineau, « Télé Millevaches La télévision qui se mêle de ceux qui la regardent » 2006

2 Luxereau A., 1986, « A quelle mode vais-je planter mes choux ? », Terrain, n° 6, pp. 47-56.

3 « La Communauté » de Tanquerelle et Yann Benoît, est un récit/entretien en BD absolument remarquable sur le sujet. Visitez ici le site de Tanquerelle (Rock’n'Roll, lucha libre et moustaches à la Motörhead! Tout pour nous plaire!) Le Tome 2 de la BD sort fin janvier pour Angoulême.

4 Au sujet des pratiques d’autonomie politique au sein des communautés indigènes du Chiapas et du lien entre ces pratiques et la résistance zapatiste, voir « L’autonomie, axe de la résistance zapatiste », Raúl Ornelas Bernal, Rue des Cascades 2007

5 Cette complétude du savoir étant préalablement définie comme un objectif in-atteignable.

6 « La méthode, tome 1 : La Nature de la Nature », Edgar Morin, Seuil, 1981

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